Cendres

Il tire une autre bouffée de sa cigarette, aspire longuement la fumée, se souvient de la première fois. De cette volupté qui s’engouffrait dans son cerveau. De ce ruissellement de plaisir dans toutes les fibres de son corps.

C’était un plaisir fugace, volé dans les champs de maïs, invisible derrière les hautes tiges. Une volupté bienvenue dans un corps épuisé par une dure journée de travail. Il se laissait glisser sur le sol, abaissait son chapeau sur les yeux, tirait sur sa cigarette, profitait des derniers rayons de soleil de l’après-midi.

Il écoutait le frémissement des tiges qui annoncerait sa venue. Un froissement rapide. Elle faisait la cuisine pour sa famille et lui amenait chaque après-midi trois biscuits, enveloppés dans une serviette, encore tout chauds. Elle s’asseyait à côté de lui, les biscuits sur ses genoux. Il gardait les yeux fermés et devait deviner. Elle lui enlevait son chapeau et faisait passer un biscuit sous ses narines. Il inspirait profondément, ouvrait la bouche. Il avait droit à trois erreurs mais devinait toujours du premier coup.

« Tu sais qu’il y a 127 façons de rôtir un poulet ? Ce soir, je vais le faire avec des arachides pilées et des quartiers d’oranges. Tout à l’heure, j’étais en train de préparer des biscuits au chocolat quand Sam m’a montré la photo sur le livre de recettes avec son doigt. Il me regardait avec ses grands yeux verts, le doigt noir de chocolat. Je n’ai pas pu dire non, bien sûr ! Ce môme me suit partout et avec ses yeux, ses boucles rousses et ses taches de rousseur … »

« Une combinaison fatale, hein ? », s’esclaffa-t-il.

Elle éclata de rire, lui caressa une de ses boucles rousses et la fit passer derrière son oreille.

Il n’avait jamais entendu quelqu’un rire comme elle. Elle riait comme si elle avait peur que son rire s’évanouisse avant même d’éclater.

Il allumait deux cigarettes et lui en glissait une entre ses lèvres. Allongés sur le sol, ils regardaient le ciel, main dans la main. Lorsque les dernières volutes de fumée s’étaient dissipées, il se tournait vers elle. Elle l’accueillait avec toute sa chaleur et le parfum des biscuits dans ses cheveux.

Un jour, le froissement des tiges se fit plus lent à venir. Elle ne s’assit pas. Il se leva. Elle n’avait pas de biscuits. Elle mit sa main dans la sienne, posa un doigt tremblant sur ses lèvres.

« Ne pose pas de question. Ne dis rien. »

Il la regarda intensément, ses questions venant mourir sur ses lèvres tandis qu’elle secouait la tête, les yeux rougis, les joues humides. Il s’approcha d’elle, le corps tendu comme une prière. Elle retint son souffle. Puis sa cheville droite tourna sur elle-même, les tiges bruissèrent frénétiquement et la petite robe jaune aux fleurs bleues disparut.

Il ne connut plus jamais la même volupté.

Il regarde ses mains. Sillonnées de rides profondes, criblées de taches sombres. Il regarde sa cigarette, la porte à ses lèvres. Le tabac grésille, la fumée s’élève, la cendre reste en suspens.

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